accueilL'HISTOIRE DE MA MÈRE


Née à une date inconnue, entre 1927 et 1932, ma mère vient d'une famille de nomades quelque part dans la brousse au Nord de la Somalie. Son père était un fier seigneur nomade, propriétaire de nombreux chameaux, moutons et chèvres. Malgré sa position sociale et le nom de famille très glorieux qu'il portait, il n'était pas un homme heureux. Sa femme lui avait donné plus de filles que de garçons (neuf filles et un seul garçon) ma mère était la dernière de tous. Curieusement sa mère lui donna un nom qui n'avait rien à voir ni avec la religion ni avec la tradition nomade qui font porter aux enfants les noms de leurs ancêtres, mais un nom occidental : Céline. Où l'a-t-elle trouvé et qu'est-ce qu'il signifiait pour elle ? Mystère ! A l'âge de deux ans elle perdra sa mère, enceinte de son onzième enfant.


Sa sœur aînée pris la direction de la famille, comme c'était la tradition toujours en vigueur aujourd'hui en Afrique. Et quand la fille aînée se marie, c'est la suivante qui prend en général le relais. Vers l'âge de quatre ou six ans, ma mère qui dormait contre sa grande sœur dans la hutte familiale fut attaquée par une bête sauvage, qui, en passant son museau à travers les branchages de la hutte l'attrapa par le visage et la tira à l'extérieur pour se sauver avec elle. Sa grande sœur, réveillée en sursaut tâtonna autour d'elle dans le noir et trouva la cheville de sa petite sœur prête à quitter la hutte. Elle la tira vers l'intérieur alors que la bête en faisait autant dans l'autre sens. La grande sœur réussi à retenir sa sœur mais à la lumière du jour, le spectacle fut désolant ! L'enfant était déchiquetée sur toute la figure par les canines de la bête, et elle était inconsciente. La grande sœur courut dans tous les sens en réclamant un fil à coudre et une aiguille pour raccommoder le visage de la fillette mais les gens de son entourage la rattrapèrent en pensant qu'elle avait perdu la raison et lui dirent que ce n'était plus la peine de se donner du mal pour elle car elle était soit déjà morte soit sur le point de mourir et le père était absent. Mais le lendemain l'enfant repris conscience avec une tête si gonflée qu'elle avait l'aspect d'un ballon. La grande sœur réalisa que la petite allait mourir d'une infection. Elle l'isola dans une hutte, lui interdit de boire de l'eau mais aussi le lait des vaches car les nomades disent que pour infecter des blessures graves il n'y a pas pire que de boire de l'eau ou de se laver, ils conseillent également de s'abstenir de boire le lait des vaches car celles-ci, à force de boire souvent de l'eau, ont un lait qui contient plus d'eau que le lait des autres bêtes. Après quarante jours d'isolement, elle sortit guérie mais défigurée à jamais !


Quand elle eut entre dix et douze ans, le père disparut à son tour. De vieux oncles qui sont toujours là quand il y a des héritages à se partager, se présentèrent chez les orphelins. Toutes les jeunes filles qui étaient encore célibataires et qui avaient l'âge de se marier, c'est-à-dire entre quatorze et seize ans, ont été vendues à des hommes beaucoup plus âgés qu'elles, mariés et souvent avec plusieurs femmes déjà, qui avaient les moyens de payer les fortes dotes demandées par les oncles à l'exception de ma mère qui était trop jeune pour être mariée. Son frère, de deux ans son aîné fut lui aussi promis à une fille plus âgée que lui et devrait attendre qu'il atteigne l'âge de seize ans pour se marier, car le père de la fille ne voulait pas que la dote du jeune garçon lui passe sous le nez. Le futur beau-père promit aussi d'être le tuteur du garçon et de ses bêtes en attendant qu'il devienne un homme responsable pour diriger sa famille. Quant à ma mère, on lui donna deux choix, en attendant d'avoir l'âge de se marier à son tour. Soit elle allait vivre chez la famille d'une de ses sœurs mariées, soit elle devrait suivre son frère. Elle choisit de suivre son frère car c'était son devoir de l'aider à devenir un homme, me dit-elle plus tard.


Vers l'âge de dix-huit ou vingt ans, le jeune homme devenu un homme fort et père d'un garçon de deux ans, décida de quitter la famille de son beau-père pour rejoindre sa propre tribu, qui résidait dans une autre région. C'est une pratique très courante chez les nomades qui pensent que le devoir d'un homme est d'habiter au sein de sa communauté. Le beau-père ne lui fit aucune difficulté pour lui restituer ses biens, il le fit suivre de sa femme et son enfant et bien sûr sa sœur et les adieux furent faits. Après une dizaine de jours de voyage, un soir, en campant, ils perdirent un des chameaux qui leur servaient de transport. Comme il n'a jamais été question pour un nomade d'abandonner ses bêtes et encore moins un chameau, ils restèrent dans ce camp pendant cinq jours : chaque matin le jeune homme partait à la recherche de l'animal introuvable, pendant que les deux femmes gardaient les autres bêtes et il rentrait le soir pour surveiller ses biens contre les animaux sauvages, peu importait la distance qu'il parcourait dans la journée. Mais les deux femmes remarquèrent que le jeune homme, épuisé par la longue marche, sombrait dans un sommeil profond la nuit, auprès de l'enclos de ses bêtes au lieu de rester sur ses gardes. Elles décidèrent de faire la ronde elles-mêmes en se relayant. Puis voilà que le jeune homme s'aperçut au moment où il ouvrait l'œil une nuit qu'une des femmes marchait autour de lui. Il se dit qu'elles mettaient leurs vies et celle de l'enfant en danger pour rien, il prit le plus gros arbre épineux qu'il trouva et boucha la porte de la hutte, une fois qu'elles furent couchées. Dans la nuit, elles entendirent les bêtes affolées et des bruits bizarres. Prêtes à se ruer dehors pour savoir ce qu'il se passait, elles butèrent sur l'arbre. Après s'être débattues longtemps pour se dégager, elles découvrirent un spectacle insoutenable : un lion était en train de manger la carcasse du jeune homme qu'il avait probablement surpris pendant son sommeil. Il fallut livrer une rude bataille pour faire lâcher au lion ce qui restait de l'homme. Le lendemain, après avoir enterré le reste du corps qu'elles avaient sauvé, la belle-sœur décida de retourner chez son père avec son enfant et ses bêtes.


Ma mère est partie se réfugier chez sa grande sœur, mariée dans une autre tribu habitant non loin de là. Dans ce camp il y avait un homme, la cinquantaine, ou peut-être plus - personne ne sait vraiment son âge chez les nomades - ni riche ni pauvre, marié et père de sept enfants (quatre garçons et trois filles). Deux de ses filles étaient déjà mariées et mères de famille. Il était aussi veuf depuis peu. Cet homme, c'est mon père. Une semaine après l'arrivée de ma mère au camp, il la demanda en mariage.


Elle n'avait aucun mot à dire pour sa fierté. Au contraire, laide et bourrée de cicatrices comme elle était, elle aurait dû se sentir honorée d'avoir trouvé un homme.


Deux ans après ma naissance, il quittait ce monde à son tour. Elle eut à peine le temps de pleurer son mari qu'elle vit débarquer chez elle les fameux vieux oncles, ceux de ses enfants cette fois-ci, et ils ont des lois concernant les veuves sous leurs turbans poussiéreux. Une de ces lois traditionnelles connues et respectées par tous les nomades dit ceci : toute femme devenue veuve sans fils sera déshéritée sur le champ et chassée de sa famille, peu importe le nombre de ses filles. La même loi les astreint à un sursis de trois à quatre mois pour voir si la malheureuse n'est pas enceinte du défunt.


Puis, si la réponse est positive, la veuve a le droit de demeurer au sein de la famille jusqu'à la naissance et si elle met au monde un garçon, elle est sauvée et reste dans la famille définitivement. Elle a même l'honneur de se remarier avec l'un des oncles, en général l'aîné, c'est-à-dire le plus vieux de tous les oncles. Ce qui fut le cas de ma mère. Le mariage avec mon vieil oncle lui ajouta une bouche de plus à nourrir aux sept déjà existantes, jusqu'à ce qu'elle se batte comme une tigresse pour obtenir le divorce. Ensuite, étant devenue de plus en plus pauvre puisqu'il lui manquait une épaule forte sur laquelle s'appuyer, elle dû faire tous les métiers qui existent. Je l'ai connue tour à tour devenue porteuse de lait, brûleuse de charbon, coupeuse de bois, porteuse d'eau, de foin, etc.. Actuellement, Maman travaille toujours, non pour faire vivre ses enfants mais plutôt pour ne pas rester inactive au sein de sa famille.


Aujourd'hui, je voudrais dire à ma mère : merci Maman, pour tout le mal que tu t'es donnée et pour tous les sacrifices que tu as faits toute ta vie pour nous nourrir et nous vêtir.


Ta fille Hawa


ma mère, mars 2010



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